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Les écritures du réel

Sortir du personnage pour aller vers l'infini de la personne

Au-delà d’une certaine forme de théâtre documentaire, qui consisterait à rendre compte minutieusement et rigoureusement d’une réalité comme on ferait le tour d'une question, les écritures du réel affirment au contraire le caractère irréductible et insondable du réel. L'artiste est face au réel comme face à un abîme.

Entreprendre un travail autobiographique, mener un travail d’enquête à partir d’archives ou de documents, découvrir un monde qui nous est étranger, mettre en récit la vie d'une personne rencontrée… : ces expériences artistiques sont nombreuses, singulières et diverses. Les artistes les abordent en mettant en jeu leurs propres relations aux sujets qu’ils explorent. Ils témoignent de notre monde en le réinventant autre. C’est à cette condition « qu’écrire le réel » s’affronte à de l’invisible, de l’impermanent, du tâtonnement, presque comme de l’impossible à nommer… à dire.

Les écritures du réel ne nient pas tout l’imaginaire qu’elles portent en elles. Nous rencontrons aujourd’hui de nombreux artistes qui travaillent sur une zone frontière entre fiction et non fiction. Les écritures du réel reposent avant tout sur une écriture de la relation, sur la rencontre entre différentes subjectivités et sensibilités. L’artiste n’est plus seul face à son sujet, mais invite à chercher avec lui l’endroit d’une possible coopération. 

Ces quelques lignes de John Edgar Wideman dans Suis-je le gardien de mon frère ? imagent bien cette posture, ce changement de positionnement de l'artiste :

« L’habitude la plus difficile à perdre, puisque c’était celle de toute une vie, serait celle que j’avais de m’écouter moi-même l’écouter. Cette manie risquait de réduire à néant les chances que j’avais de voir mon frère tel qu’il était. (…) Je devais, au moins pour un temps, cesser de me vivre en romancier. Je devais apprendre à écouter. Repartir de zéro, nettoyer les conduits, résister à l’identification trop facile, dominer l’envie de me tirer avec l’histoire de Robby et d’en faire la mienne ».


"Le théâtre, l’écriture, l’art, comme seules voies possibles pour appréhender le réel. Et ne pas devenir fous"

Toute écriture se nourrit d'une relation au réel. Elle met en jeu celle, intime, politique, sociale que l'écrivain·e tisse avec le réel. Je crois que toute démarche artistique met en jeu la relation même de l'artiste au réel. Je crois que c'est cela qui fait la singularité de chaque artiste. Je crois que tenter de saisir sa propre relation au réel, son « être au monde », est la quête obsessionnelle de toute vie d'artiste. Non dans un délire narcissique, mais pour éclairer quelque chose de ce qui se tisse entre sa perception du monde et le regard convenu, commun, normalisé, sur ce monde. C'est pour cela qu'il n'est pas un·e scientifique, un·e sociologue, un·e psychologue, un·e géographe, un·e journaliste, un·e théoricien·ne… Tout cela il·elle peut l'être en dehors du temps de l'écriture. Tout cela il·elle doit l'être un peu, le plus honnêtement, le plus humblement possible, s'il·elle veut traiter d'un sujet qui le nécessite, parce qu'il est important de ne pas parler et écrire au hasard du ressenti, en s'imaginant avoir en soi de quoi saisir ce qu'on ne connaît pas. Parce qu'il faut avoir plongé les mains dedans, la tête et le coeur, avoir tout retourné, pour échapper aux a priori, aux pensées et regards prémâchés. Il faut le faire avec le regard des idiots. En soulevant et en posant toutes les questions, sans trop savoir ce qu'on cherche, sans but, lire, interroger, aller sur place, visiter, se renseigner, se documenter. Et puis rencontrer les gens, des gens, parce qu'ici c'est du théâtre que j'écris et que j'ai besoin de savoir comment les mots de l'autre traversent le réel, en rendent compte, tenter de saisir le regard de cet autre, de cette autre, sur ce réel, son vécu, pas tant le factuel ou l'anecdote que l'humain aux prises avec le réel. Carole Thibaut

Commande d'écriture faite à l'autrice Carole Thibaut par La Chartreuse à l'initiative du Théâtre La Cité, sur le thème « Écrire le réel, pour vous, qu'est-ce que cela implique, dans votre rapport d'artiste au monde, aux autres, au théâtre, et surtout à l'écriture ? ». Le texte est publié dans l'ouvrage Écrire le réel : 10 auteurs et autrices témoignent, éditions Théâtrales, 2020.